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Arts et Tapisserie N°3 - Février 1980 - Commission paritaire N° 61996 |
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Ce vers fulgurant de Paul Eluard perd son caractère énigmatique pour quiconque a contemplé, ne serait-ce qu'une fois, une tapisserie signée Jean-Michel Lartigaud. En son atelier de Bizeneuille, dans l'Allier, cet artiste fécond crée des cartons qui, tissés ensuite à Aubusson, nous introduisent dans un monde où tout est possible, parce que tout est visible. La planète se transfigure, s'impose à nous sous un aspect insolite, révélé par la vision inspirée du créateur. L'automne flamboie dans une coupe d'émeraude. L'aurore étend ses linges blêmes. Le Sahara éclate en bulles ; l'il du volcan nous dévisage. D'inquiétantes forêts poussent sur les marais. La terre s'allonge, vertigineusement, en multiples filons d'ocré, de brun, de gris. Des soleils de gloire, des brumes triomphantes, écrasent les villes horizontales et tremblotantes. D'étranges oiseaux voguent, s'étirent, filiformes, dans un ciel minéral de bronze, de cuivre et de charbon, vers un disque de sang qui tourne et tourne et stagne interminablement - "Soleil cou coupé", dirait Apollinaire. Un jour éclate, et c'est la nuit. Mais "la nuit remue", répond Henri Michaux. Car, dans l'uvre de Jean-Michel Lartigaud, la nuit est habitée, la nuit est présence. Le jaune, l'orange, le rouge, y jouent avec le bleu profond des origines ; et la nuit terrestre devient peu à peu la nuit cosmique. L'artiste dépasse les limites de la planète et entreprend une véritable cosmogonie. La bise se rue dans un univers ouvert à tous les vents. Les mondes éclatent, s'éloignent, reviennent, se ressoudent, dans "le silence éternel de ces espaces infinis" que, déjà, Pascal évoquait. Des planètes mystérieuses et inquiétantes naissent de l'eau, dans le feu immobile et glacé des tout premiers commencements. Un monde nouveau éclôt sous la main du démiurge. Ce monde étrange et fascinant, on le retrouve dans les sérigraphies que crée Jean-Michel Lartigaud, avec la collaboration technique de son ami Henri de Vazelhes. Même si, numériquement, cette production est moins importante que celle des tapisseries, elle conserve, dans un format réduit, la même puissance de suggestion. L'artiste donne à ses uvres des titres qui pourraient laisser croire à une volonté de figuration ou, tout au moins, d'évocation : Visite, La source, Solitude, Vallée perdue... Mais, dès qu'on est face à la sérigraphie, on se demande si le titre n'est pas seulement un prétexte ou, au mieux, un signe, une indication... Ainsi procédait Montaigne, qui écrivait dans ses Essais : " Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque" visiblement, ce qui passionne le créateur, c'est de composer un objet visible cohérent. On sent une volonté de peser les volumes, d'équilibrer les lignes en horizontales lancinantes, en verticales jaillissantes, en obliques surprenantes, en courbes rassurantes. On sent aussi le souci d'harmoniser les couleurs autour d'un ton dominant qui impose son unité à l'uvre tout entière. "Terre brûlée", par exemple, est avant tout une brillante variation chromatique sur le thème du brun, au sein de laquelle apparaît, attendu, nécessaire, rougeoyant, un énorme disque de cuivre terni. Peut-on encore parler d'une référence à un monde extérieur, différent, un monde considéré comme seul "réel" ? L'uvre ne renvoie qu'à elle-même, elle trouve en elle-même sa propre justification, elle construit elle-même un équilibre autonome. Elle ne copie pas, elle invente ; elle ne reflète pas, elle brille de son éclat propre. Elle est elle-même un monde clos qui sécrète les lois auxquelles il obéit. Elle est comparable, en cela, aux grandes uvres de la littérature contemporaine, celles de Kafka, de Joyce, de Boris Vian, de Beckett, de Robbe-Grillet. Ce dernier écrit en effet, dans Pour un nouveau roman : "L'uvre n'est pas un témoignage sur une réalité extérieure, mais elle est à elle-même sa propre réalité... La nécessité, à quoi l'uvre d'art se reconnaît, n'a rien à voir avec l'utilité. C'est une nécessité tout intérieure, qui apparaît évidemment comme gratuité lorsque le système de référence est fixé du dehors." C'est cette "nécessité intérieure" qui illumine les uvres de Jean-Michel Lartigaud. Celles-ci possèdent donc une qualité que Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, appelle la "téléonomie". L'éminent biologiste, opposant la structure des êtres vivants à celle des objets fabriqués, déclare que la structure d'un être vivant témoigne "d'un déterminisme autonome, précis, rigoureux, impliquant une "liberté" quasi totale à l'égard d'agents ou conditions extérieures." Selon le savant, prématurément disparu, seuls les êtres vivants - et les cristaux - possèdent une structure macroscopique reflétant les "interactions microscopiques internes à l'objet lui-même." De telles formules pourraient s'appliquer aux créations de Jean-Michel Lartigaud, qui seraient donc des êtres vivants - ou des cristaux ?
Cette
étrange beauté qui sourd de la peinture de Jean-Michel
Lartigaud, quelle en est l'origine ? Il ne s'agit pas, bien sûr,
de la satisfaction facile du regard devant une copie servile de la réalité.
Il s'agit peut-être du sentiment, obscur mais profond, que ce
qui nous est "donné à voir", et qui nous semble
pur produit de l'imagination, projection d'un paysage mental, est, après
tout, quelque chose de "possible", quelque chose qui a pu,
qui peut, qui pourra exister. Gérard de Nerval écrivait
: "L'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai,
dans ce monde ou dans les autres." André Breton affirme
: "L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel."
Dans L'amour fou, il raconte avoir ressenti devant un paysage de Ténérife
une impression de "déjà vu" : Max Ernst, deux
mois plus tôt, avait peint un paysage semblable dans "les
jardins gobe-avions". En 1923, le même André Breton
donne à un recueil de poèmes le titre provocant de Clair
de terre. En 1969, les astronautes qui se sont posés sur la lune
ont pu voir un "vrai" clair de terre. Qui sait, dès
lors, si les mystérieuses créations de Jean-Michel Lartigaud
ne sont pas des visions prophétiques du monde tel qu'il apparaît
au niveau de l'infiniment petit, ou à l'échelle de l'infiniment
grand ? Certaines photographies scientifiques de cellules ou de nébuleuses
sont de véritables tableaux "abstraits". L'artiste
serait ainsi le trait d'union entre l'imaginaire et le réel,
celui qui rend au monde son unité, que nous ne pouvons percevoir
à cause de nos moyens limités. Il est celui qui livre
"l'ombre et la proie fondues dans un éclair unique",
selon la belle formule d'André Breton. De ce fait, un artiste
tel que Jean-Michel Lartigaud est conduit à créer dans
une immense et féconde solitude, habitée par le flot puissant
de l'imagination, hantée par l'angoisse de la gratuité,
du vide, de l'inutile. André Breton - toujours lui - l'invite
à se livrer au flux créateur : "L'imagination n'a
pas l'instinct d'imitation. Elle est la source et le torrent qu'on ne
remonte pas." Mais Paul Eluard lui montre l'inaccessible qu'il
doit pourtant atteindre : "II n'y a pas de modèle pour qui
cherche ce qu'il n'a jamais vu." C'est cette aventure qui fait
la grandeur d'un tel artiste. Refusant les facilités de l'imitation,
bien qu'il soit capable de peindre de très beaux portraits, il
affirme, face au "réel" - dont la réalité
est discutable, tant elle dépend de notre façon de le
percevoir - la puissance et la valeur de l'imagination et de la liberté.
Jean-Michel Lartigaud, refusant la vision rétrécie que
nous avons du monde, nous crie que cela n'est pas suffisant, qu'il y
a autre chose à voir, et que lui l'a vu - ou deviné. Comme
Arthur Rimbaud dans "Bateau ivre", il pourrait s'écrier
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René-Claude DESRICHARD | ||||
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